1914–1937

La médecine des accidents n’intéressait qu’une poignée de spécialistes

Lorsque, il y a cent ans, la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents a commencé à exercer ses activités, la médecine des accidents n’en était qu’à ses balbutiements. Ce fut à la nouvelle caisse d’assurance de faire progresser la médecine et de défricher un domaine inconnu, encore et toujours. Les médecins-chefs de la Suva, et en particulier Daniele Pometta, qui fut le tout premier d’entre eux, ont joué un rôle essentiel dans ce cadre. En 1914, il était l’un des rares médecins de Suisse à disposer d’une expérience en matière de médecine des accidents. Les médecins traitants ont dû s’adapter petit à petit à la nouvelle situation, ce qui a régulièrement donné lieu à des tensions, à tel point que le Conseil fédéral a dû intervenir.

La médecine des accidents, enfant mal aimé de la médecine

A l’époque de la fondation de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents, on faisait certes d’importants progrès dans le domaine médical, mais la médecine des accidents restait en grande partie un domaine inconnu, surtout en Suisse: le pays ayant jusqu’ici été épargné par les guerres, il ne possédait pas d’hôpital militaire. L’expérience des praticiens en matière de médecine des accidents se limitait par conséquent aux chantiers de grande envergure tels que la construction des voies de chemin de fer du St-Gothard et du Simplon. Ce n’est qu’après 1912 que cette branche a commencé à être étudiée au sein des universités.

Les découvertes indispensables à la fourniture de soins aigus aux patients étaient trop récentes, trop peu éprouvées ou trop chères. Les premiers antibiotiques n’en étaient alors qu’au stade de l’expérimentation, les transfusions sanguines présentaient toujours des risques, les appareils de radiographie étaient hors de prix et le risque d’infection lors d’opérations restait omniprésent. Rien qu’une fracture constituait souvent un problème pour les médecins.

Les principaux jalons de l’histoire de la médecine

Le principal objectif de la fondation de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents était de combler les lacunes sociales et juridiques relatives à la gestion des accidents et de leurs conséquences. Dans le même temps, l’institution s’est vu attribuer – ne serait-ce qu’en raison de sa fonction et de sa taille – un rôle de leader également dans le domaine médical, plus précisément en matière de médecine des accidents et de recherche relative aux maladies professionnelles. Elle disposait en effet des ressources nécessaires pour aider les technologies et méthodes de traitement modernes à s’imposer, ce qui était en outre dans son intérêt. La création, au sein de la structure organisationnelle de l’établissement, d’une division médicale dirigée par un médecin-chef a joué un rôle essentiel dans ce cadre.

Daniele Pometta, pionnier de la médecine des accidents

Le premier médecin-chef de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents a été un pionnier dans son domaine. Il s’est efforcé de transmettre au corps médical ses connaissances en matière de médecine des accidents. Il est devenu célèbre sous le nom de «docteur des tunnels» à Brigue, où il s’occupait des ouvriers de l’entreprise chargée de la construction du tunnel du Simplon. Daniele Pometta a été l’un des premiers médecins de Suisse à se forger une expérience en matière de médecine des accidents. Or, l’expérience était à l’époque le seul capital que l’on pouvait faire valoir dans cette branche. Il était donc prédestiné à occuper le poste de médecin-chef.

Daniele Pometta lui-même affirmait que la médecine des accidents était l’enfant mal aimé de la médecine. D’après lui, ni les soins aigus ni la guérison fonctionnelle n’étaient ancrés dans la science. Il s’est donc engagé en faveur du perfectionnement des médecins traitants et a publié en 1918 des «Principes pour la pratique médicale des accidents» sous la forme d’un livre de 340 pages. La médecine des accidents n’intéressait alors qu’une poignée de spécialistes.

Les «Principes pour la pratique médicale des accidents» de Daniele Pometta (1918)
Les «Principes pour la pratique médicale des accidents» de Daniele Pometta, publiés en 1918, constituaient en quelque sorte un vade-mecum pour les praticiens de la médecine des accidents.
«Si les visites médicales et la fourniture de prestations deviennent trop fréquentes, le patient peut très facilement en venir à supposer que ses blessures sont plus graves que ce qu’il pensait, ce qui peut avoir des conséquences psychologiques désastreuses.» Daniele Pometta, «Principes pour la pratique médicale des accidents», p. 112
«Bien que (…) la majorité des assurés ayant été victimes d’un accident ne fasse pas preuve de la patience, de l’humilité et de la considération nécessaire, (…) force est de reconnaître que nombre de médecins provoquent presque de tels comportements en dénigrant systématiquement ces patients [en les faisant patienter longuement dans leur salle d’attente].» Daniele Pometta, «Principes pour la pratique médicale des accidents», p. 115
Portrait de Daniele Pometta réalisé vers 1938
Portrait de Daniele Pometta réalisé vers 1938

L’héritage des médecins-chefs de la Suva

Daniele Pometta, qui était à l’époque le seul médecin bénéficiant d’un emploi fixe à la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents, a posé les bases du service médical et professionnalisé celui-ci. Lorsqu’il a quitté l’institution en 1934, celle-ci disposait déjà d’une vingtaine de médecins au sein de son administration centrale et de ses agences d’arrondissement.

En cent ans, la Suva n’a compté que huit médecins-chefs. Presque tous issus des rangs de l’institution, ils ont garanti une certaine continuité dans le développement de la médecine des accidents – pas seulement à la Suva, mais aussi au sein des universités, pour qui les connaissances des médecins-chefs sont précieuses.

Le nombre des médecins de la Caisse nationale a augmenté après la guerre

Outre le médecin-chef, qui exerce sa fonction au siège de Lucerne, la Suva dispose depuis sa fondation de médecins d’arrondissement au sein de ses agences. Ceux-ci constituent l’interface entre les médecins traitants et l’administration. En 1918, l’institution en comptait neuf (un dans chaque agence d’arrondissement). Il s’agissait alors de médecins généralistes privés qui ne travaillaient pour l’institution qu’à titre secondaire. Si cela a manifestement bien fonctionné jusqu’en 1927, le volume de travail est ensuite devenu si important que le Conseil d’administration a décidé d’employer des médecins à temps plein. Certains praticiens n’ont par conséquent pas pu continuer d’exercer simultanément la fonction de thérapeute et celle de médecin des assurances.

Les progrès de la médecine ont entraîné une multiplication des médecins au sein de la Caisse nationale: en 1968, on en comptait déjà 30. C’est toutefois avec l’ouverture des cliniques de réadaptation à Bellikon (1974) et à Sion (1999) que leur nombre a véritablement augmenté. En 1993, le nombre de médecins employés en médecine des accidents, en médecine du travail et en réadaptation était passé à 80. Aujourd’hui, on dénombre quelque 200 spécialistes, dont une grande partie travaille à temps partiel.

Des relations tendues avec les médecins

Durant les premiers temps, les relations entre la Caisse nationale et les médecins étaient tout sauf harmonieuses: la collaboration était en effet marquée par la méfiance et les reproches. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que certains médecins spécialistes ne s’élèvent contre l’établissement et contre l’assurance-accidents. Ils estimaient que l’institution se donnait «des allures de grande puissance» et désapprouvaient l’obligation de s’annoncer à la Caisse à laquelle les médecins étaient soumis. Pour eux, elle sapait la liberté et la dignité de la profession médicale.

Eugen Bircher, chirurgien hospitalier à Aarau, vers 1923
Eugen Bircher a été l’un des plus virulents détracteurs de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents.
«On ne tardera pas à s’apercevoir que la forme actuelle de l’assurance-accidents est une tromperie du peuple de la pire espèce, ou l’est déjà en partie devenue, et qu’elle détruit les ressources matérielles, mais plus encore morales, du peuple.» Eugen Bircher, chirurgien hospitalier à Aarau, «Journal des médecins suisses», 1920
«On ne sait toujours pas comment contrer les tendances à l’impérialisme et au souverainisme qui sont inhérentes aux organisations de grande envergure.» Andreas Gadient, conseiller national du Parti démocratique grison (aujourd’hui UDC), 21 mai 1934

A la fin des années 1920, la situation a empiré lorsque la Caisse nationale a joué la confrontation en inscrivant sur une liste noire les médecins qui avaient une «pratique excessive», c’est-à-dire ceux qui prescrivaient un trop grand nombre de prestations. Cette critique a déclenché la colère du corps médical, qui l’a interprétée comme une attaque contre le libre choix du médecin et a mobilisé la classe politique. Andreas Gadient, conseiller national grison, a alors déposé une motion exigeant la réalisation d’une enquête approfondie au sujet de la Caisse nationale.

Le Conseil fédéral a donc chargé en 1933 une commission indépendante d’experts de se pencher sur la question. Celle-ci était composée de trois personnes: deux représentants de sociétés d’assurances privées (Charles Simon, président de la Compagnie suisse de réassurance, et Gottfried Bosshard, délégué du Conseil d’administration de l’assurance «Winterthur») ainsi qu’un représentant du corps médical, qui n’était autre qu’Eugen Bircher. La commission est parvenue en 1937 à une autre conclusion: dans son rapport, elle critiquait les médecins et saluait l’efficacité et la circonspection de la Caisse nationale. Cela a été accueilli par cette dernière comme une délivrance et a fait taire la critique.

La commission d’experts était composée de Gottfried Bosshard, d’Eugen Bircher et de Charles Simon.
La commission d’experts (de g. à dr.): Gottfried Bosshard, délégué du Conseil d’administration de l’assurance «Winterthur», Eugen Bircher, porte-parole du corps médical, et Charles Simon, président de la Compagnie suisse de réassurance
«La Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents s’applique à utiliser ses ressources avec parcimonie, ce qui contraste fortement avec l’aspect imposant du bâtiment qui abrite son siège.» Rapport de la commission d’experts, 1937
«Tous les membres du corps médical ne satisfont pas à ces exigences [d’ordre moral]; malheureusement, certains n’accordent pas une grande importance à leurs obligations professionnelles, contrairement à la grande majorité des médecins.» Rapport de la commission d’experts, 1937

Un accord a alors été conclu avec les médecins: leurs tarifs ont été revus à la baisse et, en échange, la Caisse nationale a renoncé à réaliser des contrôles de factures sur l’ensemble du territoire et à établir des statistiques relatives aux honoraires pratiqués par les médecins. Ces mesures ont certes permis d’apaiser les esprits, mais elles étaient en contradiction avec le mandat de contrôle confié à la Caisse nationale. Aujourd’hui, le contrôle des coûts est l’une des principales tâches de l’institution. L’identification d’anomalies dans certaines factures de médecins ou d’hôpitaux lui permet d’économiser chaque année quelque 200 millions de francs. Même si, dans la plupart des cas, il ne s’agit pas d’abus mais d’erreurs, ce montant représente presque 17 % du total des frais de traitement.

Le traitement des suites d’accidents constitue une tâche essentielle pour les médecins. Toutefois, l’une des principales préoccupations de la Suva est de faire en sorte que les accidents ne surviennent pas. Elle a donc dès le début accordé une grande importance à la prévention des accidents et à la sécurité au travail.

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